Les marches grincent à chacun de mes
pas, je n'entends plus leur bruit, je m'y suis habituée.
Les habitudes d'une mère qui ne voit
pas ses enfants grandir.
Recouvrir les épaules dénudées pour
ne pas qu'ils prennent froid.
Me taire, ne plus bouger, écouter pour
entendre leurs souffles endormis.
Me taire, ne plus bouger, regarder pour
voir leurs ventres se gonfler d'air et de songes.
Découvrir chaque nuit dans la pénombre
les vestiges de leurs jeux nocturnes, les petits mots ou les dessins
que remplissent les pages de leurs carnets.
Sourire dans le noir et sentir mon cœur fatigué battre aussi fort que le jour où ils sont sortis de
mon ventre.
Rejoindre notre couche et m'étendre
enfin dans les draps prune.
Sentir ma peau refroidie par les heures
passées à lire à la lueur des bougies, la porte ouverte sur le
jardin parce que je ne veux pas recommencer à m'habituer à vivre
les portes fermées.
Sentir sa peau et me blottir tout
contre lui, ses jambes et ses bras qui me transmettent la chaleur de
ses rêves.
Savourer cette sensation si proche de
celle qu'on peut ressentir quand on est assis sur un banc par une
journée d'automne, quand le vent revient mais que le soleil est
encore assez présent pour effacer la morsure des bourrasques.
Me blottir contre mon soleil endormi.
Laisser ma peau se réchauffer petit à
petit.
Immobile, le chapelet des souvenirs
s'égrainant entre mes doigts.
Les mots et les images arrivent comme
des nuages vaporeux au dessus de mon oreiller.
Des nuages lourds d'idées m'offrant
une douce pluie.
Les gouttes coulent dans mes cheveux,
sur mes paupières closes.
Les phrases se forment, se suivent, ont
un sens particulier.
Je pourrais rallumer la veilleuse, me
redresser, prendre mon stylo, ouvrir le cahier et commencer à écrire
mais j'ai l'impression que des mots aussi savoureux et sincères ne peuvent
pas s'effacer.
J'ai l'impression qu'ils se gravent
dans ma mémoire, qu'il me serait impossible d'oublier les suites de
mots tellement authentiques.
Je ne veux pas perdre le fil des
gouttes, des mots, des sons.
Je reste immobile et j'ouvre la bouche
pour boire la pluie d'idées.
Je ne voudrais pas que les images
s'évaporent en faisant taire l'obscurité. Je reste immobile et je
me laisse emporter par le flot des traits.
Je me dis quelques fois que je devrais
être raisonnable.
Je devrais fermer les fenêtres et les
portes, baisser les volets pour empêcher la pluie d’inonder les
draps et mon esprit.
Je devrais dormir et cesser de penser.
Je devrais me reposer et clore mes paupières intérieures.
Une nouvelle journée d'habitudes
m'attend.
Mais je n'ai ni la force, ni l'envie d'ouvrir un parapluie imaginaire pour échapper à cette douce averse.
Je suis comme une étoffe oubliée un
soir d'orage, les fibres qui se gorgent d'eau, je suis une étoffe à
la fois légère et lourde.
Les pensées m’inondent, je me laisse
imbiber et flotter.
Je me laisse emporter, je vogue et je
divague.
Les yeux se mélangent, ceux des mes
tout-petits, ceux de mon grand homme, ceux de cet ami imaginaire dont
la voix me berce.
Leurs regards perçants et apaisés,
leurs paupières se referment si lentement, si tendrement.
Une seule âme pour plusieurs regards,
l'esprit des êtres chers réunis en un spectre bienveillant.
Je ressens les lèvres qui se serrent
sur mes seins, le picotement du lait qui jaillit, mes membres qui
s'engourdissent, mon esprit qui s'élève et cette chaleur
indescriptible.
La maternité, l'amour, l'appartenance
et une amitié irréelle mais authentique.
La douceur, la sensualité et la
communion qui ne peuvent se dire tout haut.
Immobile et à l'abri sous les plumes
prune je voyage.
Je découvre les plaines et les
montagnes, j'entends les coyotes gémir et les chevaux hennir.
Je n'ai pas besoin d'inventer ces
habitudes qui me sont étrangères.
Le nuage surplombant mon oreiller
m'offre ces sons et ces odeurs, ces teintes et ces mélopées
sauvages.
Petite fille sans racine et sans valise
je suis devenue femme d'ailleurs.
Immobile j'essaie de refermer mes
doigts sur ces cadeaux, ces mots offerts par une averse d'idées.
Mes doigts ne bougent pas, mes
paupières se referment et mon esprit s'envole.
Les suite de mots auront disparu à mon
réveil, ma couche sera sèche et chaude.
Je n'aurai rien écrit, rien ne sera
gravé que le souvenir de paysages qui ne se traduisent pas, qui ne
se décrivent pas, qui ne se partagent pas.